Quelle mémoire pour un pays déchiré par la colonisation ?

Le traumatisme engendré en Inde par deux siècles de passé colonial, qui s’est conclut par des migrations massives et très violentes après la partition du pays, cause encore aujourd’hui un véritable problème de remémoration de l’histoire. La culture et la mythologie Indienne en sortent en partie érodées, et son histoire compressée à l’intérieur d’une histoire impérialiste et réductrice.

Le contrôle de la mémoire étant devenu un important terrain de bataille politique, celle-ci a subit plusieurs cycles de réappropriation (successivement écrite, rejetée puis ré-écrite par les néo-colonialistes). Mais à vouloir l’identifier comme véracité historique, ceux qui la réécrivent manifestent avant tout leur volonté d’autorité. Quelles sont les histoires dont on se souvient ? Qui s’en souvient ? Et qui autorise qu’on s’en souvienne ?

The town is no more.

They ate the walls of the courthouse,
they ate the fort atop the hill.
They ate our mosque
and our roadside shrines.
They ate the hospital and the old bazaar,
the copper domes of the lantern factory.
They ate the monastery and the jail.
They ate all the secret chambers and all the nooks.
They ate every corner.

And we fled.

Fragmenté en de multiples expériences individuelles (A Museum of Dubious Splendors, In The Pause Between the Ringing, The Indifferent Wonders of an Edible Place) dont plusieurs sont encore à venir, Somewhere prend la forme d’une collection d’adaptations des écrits du poète Gujarat Mir Umar-Hassan (20e siècle).

Dans Somewhere, on est situé dans une Inde rêvant d’histoires alternatives mais incapable d’échapper à la réalité de son histoire coloniale. Chaque jeu y met en scène et critique l’exercice du pouvoir sur la mémoire ; The Indifferent Wonder of an Edible Place en est sans doute l’exemple le plus explicite.

En 1992, une mosquée de près de 500 ans fut détruite lors d’un rassemblement politique, sur fond de conflit intercommunautaire religieux. Cet événement est mis en scène dans TIWEP par l’intermédiaire d’un building eater, incarné par le joueur. Pièce par pièce on mange, on déguste, on se goinfre des morceaux d’un bâtiment tout en découvrant l’histoire (ou les histoires) incorporée dans ses murs, un passé qu’on digère et qui se retrouve progressivement détruit, effacé, puis oublié.

Au premier abord, on remarque surtout ces objets gigantesques confinés dans des espaces tout petits ; des objets du quotidiens placés dans des décors d’icônographie victorienne et musulmane. Puis, au détours de ces couleurs vibrantes on découvre des textes engagés, touchants, subversifs, fantastiques, mais toujours profondément politiques. Chaque jeu composant Somewhere reprend le matériau original du poète, Mir Umar Hassan, et tente de le remodeler dans un contexte contemporain, sous forme de fiction interactive.

Mais voilà : Mir Umar Hassan n’existe pas, il est entièrement inventé et écrit par les créateurs du jeu. L’histoire, inspirée par le poète, est imbriquée à l’intérieur de ces transcriptions fictives, passant à travers plusieurs couches d’interprétations jusqu’à ce que toute la source originale soit brouillée. Somewhere est finalement l’adaptation d’une collection d’histoires courtes, elles-même dérivées de l’histoire recomposée d’un personnage fictif.

Car comment critiquer la mémoire sans se réapproprier à son tour une histoire qu’on n’a pas vécue ? La réponse de Studio Oleomingus, c’est le rejet de la véracité historique. En complexifiant et multipliant intentionnellement les cycles de réappropriation, les créateurs donnent naissance à une histoire nettoyée de prestige et de véracité, qui fait référence à la fois à des faits historiques et fictifs et nous montre que la mémoire, avec un grand M, est une fiction en partie fragmentée, distordue, fantastique, et surtout plurielle.

Qu’on soit réceptif ou non à ce genre de démarches, celle de Studio Oleomingus a le mérite de s’ancrer dans une problématique contemporaine et de s’articulier à travers un médium encore relativement peu considéré par le pouvoir ; un avantage non négligeable dans un pays autant en tension.

I dream of these fantastical places,
of rooms from stories long remembered,
as I eat this tower.
Because I know not brother what I eat.

Each block I consume is a prelude to the next;
each piece of stone, each fragment of wood or marble,
each pane of glass is but a morsel in time,
and I have become the void that is the future.


studio-oleomingus.itch.io

Sources: oleomingus.com, Gamescape, The Guardian, GamesBeat